mardi 9 juin 2015

Turquie

La Turquie...
Une parenthèse asiatique dans nos flâneries européennes.

Une route se dessine dans nos têtes, ou du moins un premier but: Bergama.
Nous nous éloignons d'Istanbul, que nous avions l'intention de gagner par bateau depuis Erdec. Confortable pour visiter la mégapole, mais remarquablement crève-budget. Nous décidons de remettre ça et d'y passer par voie terrestre avant de gagner la Bulgarie.

Petit détour obligé par le Kusçenneti Milli Park. Un énorme lac marécageux où se bousculent des centaines de pélicans, ibis falcinelles, guifettes moustacs. Débordant d'oiseaux mais aussi d'eau, suite aux pluies diluviennes de ce début d'année en Turquie. Le vent encore tempétueux rend malheureusement toute observation difficile.




A peine éloignés des grands axes, nous basculons d'une Turquie résolument moderne des grandes villes comme Balikeshir à une Turquie très traditionnelle.
Une route gros grain à travers les collines, les troupeaux de moutons et les petits villages endormis nous mènent à Bergame. Les minarets dressés annoncent de loin le prochain hameau où languissent vieillards dans les cafés et mamas turques au pantalon bouffant et fichu coloré, assises sur le seuil de leur maisonnette ou courbées dans les champs. Et à chaque carrefour, ces pistes de terre qui partent vers nulle part, aux panneaux pourtant chargés de noms de villages, oubliés à des dizaines de kilomètres de là.

Bergame. Un site antique qui nous avait fascinés il y a douze ans. Habité aujourd'hui par les lézards fouette-queue et les orvets géants des Balkans.... véritablement géants!
La ville moderne se déploie aux pieds de la vieille ville. Un joyeux mélange. 
Immeubles rutilants et maisonnettes traditionnelles où tissent des grands-mères étonnamment souples en tailleur sur leur seuil, se succèdent dans un joyeux fouillis. Les odeurs de kebab et d'épices vagabondent dans les quartiers, à toute heure du jour et de la nuit, leur donnant un perpétuel air de fête.
Sa vieille ville brouillon, l'effervescence aux quatre coins, des lokantas, pideci, köftesi aux fumets affolants, le quartier des cordonniers, des chaussures à pertes de vue, les bijoutiers scintillants, les kilims colorés. Des cafés débordant d'hommes, une table sur le trottoir avec une demi-douzaine de vieux concentrés sur le jeu du O.K. Et des sourires, des accolades, des "güle güle" (bon voyage, mais littéralement partez souriants) et autres formules de politesse à rallonge pour souhaiter santé et bonheur, que l'on sorte de la pharmacie ou de la boulangerie.

Asclépiéion et Acropole de Bergama







Bergama



Cap sur la côté Égéenne.
Izmir au passage, où on ne compte déjà plus en milliers mais en millions, une vague de béton échouant contre le pare-brise.

Izmir
La Turquie, pour le meilleur et pour le pire. Un pays gigantesque, des zones entières de nature intacte, de collines, forêts et montagnes inviolées, des parcs nationaux sauvages... et soudain, au détour d'un chemin, des palais des mille et une nuits kitchissimes, des entortillements de toboggans multicolores et de barres métalliques, des énormes piscines saturées de places de jeux et châteaux gonflables. Bienvenue dans les gigantesques Aquapark qui se succèdent dès lors, précédant les clubs de vacances aux maisons toutes identiques qui rivalisent en offres alléchantes tout en un, avion, piscine, mer, buffets, kebabs à volonté. Bienvenue sur la côte touristique du sud de la Mer Egée. La bétonnade se poursuit jusqu'à Kusadasi, station balnéaire par excellence où les hôtels, pensions, bazars et restaurants supplantent les habitations.

Kusadasi
  


Et continue bien au-delà, pour mourir enfin aux portes du magnifique Dilek Milli Park, souffle d'air bienvenu, péninsule à la végétation luxuriante sous ses airs de fausse jungle, bordée de plages idylliques, qui s'en va chatouiller de sa pointe la Grèce, soit l'île de Samos à quelques kilomètres de là. Des panneaux, davantage publicitaires que vrais, attestent la présence du "léopard d'Anatolie", d'anciennes photos nous montrent de fiers chasseurs posant devant la dépouille de la bête, au milieu du siècle passé. Les traces de ce fauve mythique se perdent depuis 1974, date de la dernière rencontre sur la péninsule.

Nous remontons à pied la piste du canyon à la recherche de souvenirs et faune sauvage, la piste sur laquelle nous nous étions battus une journée entière et une partie de la nuit douze ans auparavant, lourdement chargés, avec un couple de bâlois que nous avions entraîné dans l'aventure brandissant ce même léopard pour les appâter. D'excellents souvenirs, trempés de pluie à la montée, avec une descente au coucher de soleil sur un sentier pédestre caillouteux, et une arrivée nocturne au village.
Point de léopard, évidemment, les serpents eux aussi sont absents, mais un couple de charmants sangliers qui a tenté de chaparder notre pique-nique tandis que nous barbotons dans les eaux fraîches de la mer Egée.

Péninsule de Dilek






Cap sur Pamukkale, un des lieux les plus visité de Turquie, avec la Cappadoce.
Des sources chaudes saturées de calcium s'écoulent entre les vestiges d'une cité hellénistique avant de chuter en cascades le long d'une falaise. Au fur et à mesure que l'eau refroidit, le calcaire qu'elle recèle se pétrifie et forme des concrétions de travertin d'une blancheur immaculée. "Oh, de la neige!" se sont exclamées les filles en arrivant. En effet, on se croirait par moments sur une rando hivernale, arpentant un glacier, n'étaient la chaleur caniculaire qui nous expédie manu militari dans les vasques.

Bain de foule prévisible dans ce village touristique bondé de lokantas, yes, please, nice terrace, good view, free coffee and tee, où défilent les cars du lever au coucher du soleil. Après six mois de vagabondages en solitaire, le choc est grand, mais le site vaut le détour... et tous les excès! Parmi eux, pour la première fois, un camping avec piscine - oh! eaux troubles, et même des toboggans, pour le plus grand bonheur des filles!  Avec les 32 degrés ambiants, quel régal!
De même, en fin de journée, ce sont les vasques boueuses de Pamukkale, étonnamment vides malgré les centaines de touristes, qui épanchent nos suées.... Sur fond de coucher de soleil, c'est tout simplement féerique!
Le pic syriaque qui a élu domicile sur le terrain rythme nos repas, un scarabée dans le bec, tandis qu'un coq à la voix caverneuse, totalement déréglé, agresse nos nuits. Quant au muezzin, de sa voix puissante qu'éructe le haut-parleur juste au-dessus de nous, il nous soustrait à nos rêves bien avant le lever du jour.

Pamukkale






























Depuis le temps qu'elles défilent et arrachent des cris d'exclamations aux filles, arrêt obligatoire... à la Migros! Une 2 M seulement, et tellement bien fournie, sans doute une très pâle cousine des 5 M qui bordent parfois les routes.







Des paysages très suisses, collines piquées de pins dominées par les montagnes, nous
rapprochent de la Méditerranée. Auxquelles succèdent de vastes plaines cultivées, aux champs joliment morcelés, puis à nouveau une mer de pins, où flotte de temps à autre une oasis de peupliers vert tendre cernant un petit village pittoresque. Des femmes âgées, ou simplement usées par la vie difficile des villages de montagne -l'âge est trompeur, ou ne veut plus rien dire, le plus souvent, on ne le connaît pas-, toutes ces années en tailleur ou accroupies autour d'un verre de çay, la boisson nationale. Sur les routes, lourdement chargées, un fichu sur la tête, ou encore juchées sur les tracteurs ou dans les champs, en famille. Autant de belles images, souriantes et colorées, qui resteront fixées avant tout dans nos mémoires. Des instants volés. 
Des maisons charmantes mais modestes, sans doute une pièce principale comme lieu de vie, peut-être une deuxième pour séparer les générations... de celles qui nous avaient accueillies pour la nuit à vélo.



La route est ponctuée de panneaux bleus où trône un robinet, indiquant une source, où, comme en Albanie s'agglutinent les familles avec une kyrielle de bouteilles pet vides. Eau non potable pour la plupart des ménages, dans ces régions somme toute pas si reculées que ça, qui nous rappelle subitement à quel point la vie est simple chez nous.

"Afiyetosin". Je vous en prie.
Fetiye. 25'000 habitants, nous informe notre Lonely Planet 2001 alors que nous entrons dans une cité tentaculaire. 145'000 nüfus nous indique le panneau à l'entrée de la ville. Tant de changements en douze ans... La côte turque s'est décidément développée à une vitesse foudroyante. De même, les pistes de terre sont devenues des grandes routes, les pittoresques villages de pêcheurs de la côte des petites villes aux charmes surannés, acoquinées avec le tourisme de masse.

Un peu plus loin, Olüdeniz, station balnéaire encastrée dans une large crique dominée par des montagnes à pic et une avalanche de pins. Une jolie lagune qui invite au calme, une plage de galets peu envahie, et des dizaines d'oiseaux colorés égayant notre bronzette, autant de parapentes qui se lancent dans le vide deux mille mètres plus haut. Avec notre petite minute de stress (annuelle?) lorsque l'un d'eux part en torche pour chuter dans la mer turquoise, à peine freiné par le parachute de secours ouvert in extremis.
Öludeniz




Le lendemain, notre troisième moitié à la voix délectable nous promène à nouveau dans les montagnes, sur des pistes sommaires. Au bout de neuf mois, on se fait toujours avoir! Ça se termine bien entendu par un rebrousse-chemin, tandis que la piste grimpe à la verticale la montagne, sur un chemin de cailloux, pour passer le col. Ce petit détour nous aura néanmoins permis de vagabonder au pied de sommets magnifiques où se perdent encore, à un jet de pierre des clubs luxueux, des petits hameaux pittoresques aux habitants colorés savourant l'instant présent sur leur terrasse.



Patara. Longue langue de sable fin protégée au sein du Patara Milli Park. Des vestiges sur le chemin de la plage, une mer turquoise et calme, de rares vacanciers. Et le village, un peu plus loin. Un vrai! Enfin, on est en Turquie et non plus dans un gigantesque village de vacances ou encastré entre un de ces nombreux beach club essaimant la côte méditerranéenne. Des lokantas, des pensions, mais dans le style local, et dans une ambiance de routards et de soixante-huitards attardés. Après le coq caverneux et le muezzin tonitruant de Pamukkale, la génératrice mugissante d'Olüdeniz, c'est au tour d'un sympathique mariage villageois de nous tenir éveillés une partie de la nuit, jusqu'à ce que l'on sombre finalement, bercés par des rythmes orientaux doublés de trémolos suaves.






C'est l'occasion pour Loïse de recevoir son cadeau d'anniversaire, le voeu qu'elle avait émis au début du voyage au bord du Lac de Loudenvielle dans les Pyrénées. Un rêve de longue date, qui se concrétise dans un sourire aigre-doux alors qu'elle enfourche son cheval. "J'ai un peu peur, quand-même". Elle prend vite confiance et c'est le sourire béant qu'elle savoure les presque trois heures de balade sur la voie lycéenne dominant le Milli Park. Elle tourne en revanche au vinaigre pour Yvan, dont l'amour chevalin est bien connu, qui se voit expédié dans les oliviers par son canasson après à peine dix minutes de promenade, avant que ce dernier ne prenne la poudre d'escampette. Yvan passe alors du brun au gris, moins rebelle, mais souffre-douleur d'un autre canasson mal luné dont il essuie quelques bonnes ruades... et qui finit par lui marcher sur le pied. "Plus jamais", entend-on marmonner alors qu'on regagne l'écurie et se gave de mûres sauvages.










Kas. Charmant petit village de pêcheur dans notre souvenir. LP 2001: 5'000 habitants. Le panneau à l'entrée nous en indique 55'000. On ne reconnaît plus rien sur cette route méditerranéenne par ailleurs magnifique. Les anciennes images se bousculent dans nos têtes, essaient de s'accrocher à tout ce nouveau, ah oui, là, sur cette bosse, la mosquée, je me rappelle, de se superposer, comme un transparent sur une vieille photo racornie et jaunie, en plus coloré, en plus étendu, en plus bétonné, en plus asphalté. Parfois ça colle, mais le plus souvent, on est perdu.

Kas
Une sorte de delta marécageux où surnagent quelques ruines, des milliers d'empreintes de crabes et lézards serpentant artistiquement autour de trous creusés par les premiers sur une longue bande de sable, un petit jardin d'Eden perdu au milieu des palmiers et des lauriers roses tenu par deux jeunes sœurs, la vingtaine souriante.... Nous sommes sur la baie d'Andriake. Le paradis, n’était le vrombissement agaçant des moustiques qui ont mené le bal toute la nuit.


Andriake et Kekova au fond



Entre Fethye et Antalaya s'étire la voie lycéenne, cinq cent kilomètres de sentiers parfois soutenus surplombant la Méditerranée sur les traces de la civilisation lycéenne, qui a laissé d'intéressants vestiges, dont les fameux tombeaux lycéens taillés dans la falaise.
Simena et Kekova, célèbre pour sa cité engloutie, en portent les marques. Des restes sur les îles, des escaliers ne menant plus nulle part, une arche, un petit port, et des jarres et autres reliques du passé avalés par les eaux claires, que nous pouvons contempler par une ouverture dans la coque du bateau.


Au large, Kekova
Üçagii

Simena



Des vestiges de tombes lycéennes parsèment le village d'Üçagiz, et émergent sur les collines environnantes couvertes d'une végétation folle.







Vue sur la baie d'Andriake


Demre, ou Kale, village de serres ponctuées de cahutes miséreuses où vivent des familles entières, ressemble de loin à une plaine enneigée. Le contraste est saisissant, entre la ville, les chiches conditions de vie des travailleurs, et le site de Myra qui draine des centaines de touristes tous les jours, avec ses impressionnants tombeaux lycéens et son remarquable théâtre.


Myra
  

 



Enième baignade avant de regagner... nos moustiques!
Un repas magnifique qui nous fait glisser sereinement du jour à la nuit. Les deux sœurs nous concoctent, pour 6 euros, tout un menu. Çorba aux lentilles, piments au vinaigre, salade du potager, haricots à l'ail et aux tomates, riz pilav, galettes maison et poulet au feu de bois.



Les vacances en voyage se poursuivent, terriblement balnéaires. Ciel bleu immaculé à en devenir presque monotone. Un magnifique mois de mai, avec un mercure flirtant avec les plus 30 degrés, qui suffisent à dissoudre nos dernières volontés de rando sur la voie lycéenne. De ces jours qui ne finissent pas de s'étirer, la chaleur étant trop épaisse pour seulement penser à aller dormir.



Cireli. Encore un Milli Park, comme il en pousse tant en Turquie, le Beydaglari Sahil Milli Park.
Milli Park signifie aussi tourisme doux, dispersé dans les nombreuses pensions ou cabanes en bois du village dissimulés dans une végétation luxuriante. Une plage paradisiaque encastrée dans des montagnes touffues revêtant des airs de jungle.
On ressort les vélos, noirs de crasse et rouillés de partout, les jours filent entre baignades, gözelme et truite de la rivière au four à bois, alanguis sur des coussins plantés au milieu du cours d'eau glougloutant et rafraîchissant. Un coin idyllique.










Les Chimères jettent sur cette dernière étape méditerranéenne une aura toute particulière. Vélo et marche nous amènent au crépuscule sur ces montagnes de feu, pour le plus grand bonheur des filles soucieuses de savoir si cette surprise est une vraie surprise puisque finalement, même si l'aventure est nocturne, un site reste un site.
Attribuées par les Anciens à un monstre, mi-lion, mi-chèvre, mi-dragon, plus prosaïquement (et au risque de rompre la magie des lieux), à un gaz sortant de la terre et s'enflammant au contact de l'oxygène. Quelle que soit l'explication, le spectacle reste enchanteur, hautement fascinant, et la nuit est déjà descendue depuis longtemps lorsque nous arrivons enfin à nous arracher des Chimères.
Des vers luisants éclairent le sentier, tandis qu'une araignée gigantesque jette un peu de piment sur la promenade. Le retour à la frontale sur la piste cabossée réveille tout ce petit monde impossible à coucher.



Antalya. LP 2001, 600.000 habitants. Les panneaux quant à eux nous indiquent 1'204'000 nüfus. Croissance vertigineuse une fois encore. Autant que les fumets de viande grillée qui s'insinuent par tous les pores de Caracol et nous envahissent alors que nous quittons la côte pour gagner l'Anatolie Centrale et ses lacs. On est dimanche, les plages de la ville sont prises d'assaut, plusieurs générations salivent autour des barbecues. Le bord de mer s'enfume, tandis que nous gargouillons de plus belle.

Kovada Gölu Milli Park. Un lac immense perdu à neuf cent mètres d'altitude entre les berges plantées de platanes séculaires, figuiers et mûriers sauvages. Un joli sentier à travers une haie de demoiselles, brefs et subtils éclats bleus, verts, blancs et orange égayant le vert monotone des buissons, gracieuses libellules au vol délicat.

Une fin de journée aux senteurs de Prespa, une nuit dans un cadre magnifique qui aurait pu l'être aussi, n'étaient la douzaine de chiens errants qui ont hurlé toute la nuit, et ont même réussi, ô exploit! à couvrir le coassement des grenouilles.

Kokava Milli Parc

 





Le lendemain, Mustafa, gardien du parc, nous accueille au saut du lit. On partage un café et quelques mots en anglais, italien, allemand, glanés au fil des échanges avec les quelques touristes égarés dans le parc, mais not school. Le guide des mammifères et le guide herpéto trônent au milieu, les images prolongeant les échanges quand les mots s'essoufflent. Ainsi apprenons-nous, que plusieurs hordes de chacals vivent dans le parc, et font concurrence au muezzin à chaque criée, à Kirinti, son village, voisin. Que le dernier léopard d'Anatolie présent dans le parc a été vu en 1958. Que les serpents et les tortues abondent, que les caracals sont également présents, mais rares, seuls deux spécimens ont été vus ces sept dernières années. Mustafa nous accompagne sur un sentier joliment bordé de cailloux et très bien marqué, "mon œuvre et celle de mon fils aîné", nous dit-il fièrement. Il apprend aux filles à sucer des fleurs blanches au nectar sucré, inspecte différents arbustes chargés d'are (abeilles), personal, pour ses quarante ruches qui lui donnent un excellent bal (miel) qu'il écoule dans sa totalité à la coopérative d'Antalaya. Au fil des kilomètres, notre vocabulaire turc s'enrichit de quelques mots nouveaux. Mustafa nous quitte pour poursuivre son travail, tandis que deux adorables chiens parmi la meute qui a agité nos rêves nous accompagnent jusqu’au petit sommet. Vue époustouflante sur cet îlot de nature sauvage comme il y en a tant dans cette vaste Turquie.
On retrouve Caracol, Mustafa et sa troupe, hommes et chiens emmêlés, les uns capturant les autres, les autres gémissant et hurlant... pour un dernier voyage chez le vétérinaire, version officielle, sans doute pour un dernier voyage tout court, officieusement. Zut, on s'était déjà attaché à ces deux chiens, le sage et l'espiègle. Les chiens errants représentent malgré tout un réel problème en Turquie. Ils pullulent, et sont plutôt malvenus dans les parcs nationaux, sans doute davantage parce qu'ils perturbent la quiétude des barbecues du dimanche que par réel souci de protection de la faune locale.
Dernier thé avec un Mustafa d'une gentillesse inouïe et ses acolytes, joyeux fanfarons. Nous mesurons toute l'étendue qui sépare nos deux mondes lorsque nous abordons les questions d'argent. Inimaginable pour eux un tel voyage, même si on l'a réduit au maximum, l'essence, very very expensive! On n'a pas même osé suggérer qu'on était en route depuis neuf mois. Bien que ce voyage ne se soit concrétisé qu'après des années d'économie, il reste inconcevable pour eux qui vivent au jour le jour, sans superflu. Et bien qu'on ait l'illusion de vivre en toute simplicité pendant cette année, avec un confort matériel réduit, Caracol trimbale sans doute plus de richesses (sans même parler de l'ordinateur) que bien des maisons du village.



 







 




Egirdir. LP 2001: 18'000 habitants. Le panneau à l'entrée quant à lui nous indique... 17'580 nüfus.
Pour une fois, pas de croissance fulgurante, la ville a même perdu quelques habitants. Rien d'étonnant, on a quitté la côte et son grand boom touristique et économique.
Hors des sites tout tracés, la vie prend un autre rythme. Le lac est magnifique, les montagnes pelées au loin nous rappellent que non, nous ne sommes pas au bord du Lac Léman. Les voiles de plus en plus présents nous rappellent quant à eux qu'on se trouve sur un grand axe menant à l'Est, qui passe par la toute proche ville de Konya, très conservatrice. 
Une pause bienvenue sur le chemin du retour... et pour nous, le temps de prendre une décision quant à la suite du voyage.
Sans doute celle qui nous coûte le plus depuis que nous sommes partis: continuer vers l'est et nous plonger dans la Turquie traditionnelle des hauts plateaux, tirer jusqu'à la célèbre Cappadoce, ce qui représente un bon millier de kilomètres et le sacrifice de la Pologne, ou gentiment remonter sur Istanbul et engager le voyage du retour, tourner le dos à l'est et se diriger vers l'ouest, piano piano, Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Slovaquie et Pologne...
Devant le lac d'encre miroitant sous les étoiles, nous optons finalement pour un retour sur Istanbul et la découverte des pays de l'est, avant de rentrer.

Quant à l'est de la Turquie, il va grossir le rang des pays à fourrer dans nos projets été 2016 ou au-delà... en attendant la prochaine année sabbatique.

 



À l'aube, les camionnettes à l'effigie des candidats des différents partis nous réveillent, rivalisant sur les routes d'Egirdir, à grand renfort de musique traditionnelle, baladant les portraits des futurs hypothétiques élus et nous rappelant les toutes prochaines élections en Turquie, le 9 juin.

Les montagnes nous font de l'œil depuis notre arrivée à Egirdir. 
Davras Dagi, culminant à 2635 mètres, encore parée de neige. Une des rares chaîne alentour accessible car il s'agit d'une station de ski. La plupart des autres cimes n'appartenant qu'aux chèvres et à leur berger. Le Kayak, en Turquie, est plus que jamais sport de luxe. Un complexe hôtelier offre au pied des installations bowling, piscine, cinéma, supermarché aux côtés de suites de luxe. Les sentiers d'été sont inexistants, mais notre balade sur un éboulis à vipères nous immerge dans un cadre très alpin, magnifique une fois oubliée la station qui récupère en contrebas, après sa saison.
Sur la route du Davras Dagi, on croise quelques villages yorük, autrefois nomades, devenus des montagnards aguerris qui descendent en été en ville à l'occasion des marchés. Pour vendre leurs pommes, leurs chèvres, leurs yogourts. Pour faire des provisions pour l'hiver. Mais aussi pour tisser des liens entre belles-mères de fils en âge de se marier et belles-filles potentielles.

Egirdir


Davras Dagi







Nous voilà encore une fois abasourdis par ces contrastes, ces brusques changements qui nous font passer en quelques minutes d'une ville où un cœur moderne bat aux côtés d'îlots de traditions, à des villages oubliés, où sur les terrasses palabrent des personnes âgées en habit de fête, lui en blouse ample et calotte, elle en robe et fichu coloré, dont la quiétude est à peine ébranlée par les jeux d'une poignée d'enfants farouches.



27 mai. Un jour pas comme les autres. Nous nous réveillons avec... de la pluie. Ça tombe bien, aujourd'hui, on roule. Mais les gouttes s'évaporent vite fait, le soleil s'impose à nouveau.

650 kilomètres pour Istanbul, c'est trop. Sur la carte, à mi-chemin, une kyrielle de guirlandes blanches piquées d'étoiles rouges. Une vallée oubliée, de toutes petites routes, des villages et points d'intérêt culturels. De quoi renouer avec le voyage, et nous immerger dans une Turquie plus traditionnelle. Sans doute un de nos plus beaux moments dans le pays, qui nous injecte une bonne dose de nostalgie en nous rappelant l'essence même de notre voyage à vélo ponctué de rencontres et d'échanges.

Cap sur la Mini-Cappadoce.








Plus on s'enfonce à l'intérieur des terres, plus les têtes se voilent, plus les cafés et lokantas se masculinisent. Les regards se font curieux, pressants, mais toujours chaleureux. À Sühüt, gros bourg agricole de douze mille habitants, la campagne électorale bat son plein. Le sympathique boulanger nous couvre de baklavas excellents, les meilleurs qu'on n'ait jamais goûté, de pain, de börek et biscuits turcs pour trois fois rien.




Afyon. Autrefois appelée Afyonkarahisar, "la forteresse noire de l'opium", Ce gros bourg agricole ne mérite plus ce triste surnom, bien qu'il continue à produire une part importante de la production mondiale d'opium à des fins pharmaceutiques.
Désormais, où que porte le regard, il tombe immanquablement sur les champs de pavots et ses fleurs blanches et violettes qui tapissent la campagne.



La Mini-Cappadoce. Certes moins spectaculaire que la vraie, mais quand bien même envoûtante. On échappe aux sites bondés et aux dizaines de montgolfières qui dès six heures du matin gonflent dans un frémissement assourdissant, pour nous plonger dans une région fascinante, aux sculptures rocheuses naturelles magnifiques, et aux cités troglodytes troublantes..... Une région fortement marquée par la civilisation des Phrygiens, qui prospéra sous le règne du Roi Midas (725-675 av. J.-C.). Une civilisation riche dont la culture était fondée principalement sur celle de leurs voisins grecs, qui est à l'origine de maintes inventions, telles que la broderie, la frise et de nombreux instruments de musique.

Ayasinköyu. Un village de terre et de boue lorsque nous arrivons le soir, après les pluies de la journée. Des villageois charmants, des merhaba clinquants, des güle güle souriants, et le traditionnel çay bien sucré, pour adoucir l'annonce d'une nouvelle journée de pluie.
Une épicerie, une lokanta ouverte en juillet août pour les quelques touristes turcs qui visitent les lieux.



Ayazini


Contre toute attente, c'est le soleil qui nous réveille le lendemain, et nous accompagne sur une magnifique balade à travers les modelages de tuf, les champs de blé et de pavot, les pieds dans l'eau, ponctuée de parties de cache-cache et grimpettes dans les maisons et monastères troglodytes. Des marches taillées dans la roche nous permettent d'explorer les différentes pièces et étages, les filles s'amusent à reconstruire le passé, là, ce sont les toilettes, là la cuisine avec la cheminée, là, il y avait les lits et les étagères pour poser les doudous, et là sûrement le lit du bébé, wahouou, ils avaient de la chance! Jeunes et vieux, nous restons fascinés par ces constructions pleines de galeries et de tunnels, d'escaliers vertigineux, de citernes ingénieuses, où vivaient, cuisinaient, dormaient, riaient, pleuraient des êtres humains.




Metropolis
Où se cachent Zoé et Loïse?

















À chaque rencontre, un brin de causette. L'indifférence, en Turquie, ça ne connaît pas. Les gens s'arrêtent, viennent vers vous. On sort les quelques mots turcs qu'on connaît. Comme ces deux vieux gars au visage tanné, au regard clair et pétillant, qui s'arrêtent avec leur voiture improbable pour échanger deux mots. Ça se termine chez l'un sur la terrasse, avec des litres de çay brûlants qui coulent à flot, à l'abri du premier orage... Quelques mots turcs qui tournent en rond, toujours les mêmes, un plateau de pain maison, de fromage et yogourt maison, un cours de vocabulaire sur les fruits et légumes du potager, et les fameux pavots, qu'ils décapitent pour que l'on puisse goûter aux délicieuses graines que les capsules protègent. Puis vient encore un gâteau salé, une autre façon d'apprêter les graines, qu'il nous faut goûter aussi, quel régal! Et tandis que nous mangeons le minimum bienséant et nous frottons le ventre pour refuser les inlassables injonctions à manger encore et encore, gargouille en nous ce malaise, douce réminiscences de notre voyage à vélo, devant ces gens qui n'ont rien et donnent tout. Comment faire au mieux, sans vexer, sans priver, comment les remercier. Cette fois-ci, nous résolvons le dilemme par un cadeau, l'épicerie du village nous offrant la possibilité de leur apporter biscuits, café et gâteau.







Les petites routes blanches qui gambadent entre les villages et les kale, portent la marque de l'art phrygien. Ça et là surgissent des tombeaux sculptés dans la roche, des lions ou moutons gravés, succédant aux monastères troglodytes.



 

Yasilikaya. "Roche aux inscriptions". Les monuments taillés à Midas Sehri, la cité du Roi Midas, sont impressionnants, particulièrement le tombeau du roi, dix-sept mètres de tuf sculpté représentant la façade d'un temple couverte de motifs géométriques et inscriptions en alphabet phrygien. Malheureusement encombré d'échafaudages tout aussi spectaculaires que le tombeau lors de notre visite.
Le contraste entre le site, cette fois-ci protégé, bien qu'ouvert et non payant, entretenu, piqué de panneaux explicatifs... et le village miséreux, aux maisonnettes en torchis ou en pierres s'emboîtant grossièrement les unes dans les autres, est saisissant. Une poignée d'habitants, et c'est tout, davantage de chèvres et de vaches que d'âmes...


Midas







Une nouvelle journée de route nous mène à Istanbul, où se dressent les minarets d'imposantes mosquées et les tours modernes dans un joyeux désordre. Le même que sur la route à quatre pistes qui se multiplient par deux à chaque feu.


La Migros de Kilyos, banlieue chic d'Istanbul, nous choque autant que cette débandade de maisons et de voitures, après cette escapade dans les villages reculés. Les rayons, à l'image de la banlieue, regorgent de produits de luxe, les voiles ont disparu. On bascule à nouveau dans un autre monde....


Kilyos
Nous y garons Caracol quelques jours, le temps de visiter la mégapole.

ISTANBUL



Plus de 14 millions d'habitants, deux fois la Suisse.
Une ville fascinante, des rues grouillantes de vie, un brassage culturel vertigineux. Istanbul, à cheval entre l'Europe et l'Asie. On y rencontre des travailleurs arméniens, azerbaïdjanais, géorgiens, iraniens, pakistanais, et avec eux des images de grand large, les steppes poussiéreuses et montagnes pelées de l'est, une fissure sur le Moyen-Orient et l'Asie, par laquelle s'engouffrer. On rêve devant les panneaux de San Urfa, Van, Dyarbakir, cette lumineuse et mystérieuse  Anatolie orientale qui nous avait tant remués.



On y retrouve aussi, au côté du tourisme de l'ouest, un tourisme important d'Arabie saoudite, et du Yémen entre autres, et avec lui les femmes sans visage, dissimulées derrière leur burqa, qui donnent naissance à tant d'interrogations chez les filles.



Une ville brouillon, qui ne connaît pas de dimanche, même si on a l'impression qu'on est tous les jours dimanche, une effervescence de petites mains et petites jambes qui font fonctionner le quartier. Celui des cordonniers, où les machines à coudre antiques ronronnent tôt le matin et tard la nuit, où chacun se fond dans sa spécialité, penché sur les semelles, les talons, le cuir. Celui des tailleurs, tout aussi vibrant de vie, celui des tanneurs, des électriciens avec disséminé, dans ce labyrinthe d'artisans, les fumets des döner qui vagabondent d'échoppes en échoppes.







Sultanahmet, le vieil Istanbul aux anciennes demeures en bois.
"Oh, des chalets suisses!" s'exclament les filles.



Sultanahmet Camii. La Mosquée bleue. Somptueuse, couverte de faïences, vibrante de vie, où des hordes de visiteurs se mêlent aux hommes et femmes en prière.

 

Mosquée Bleue
 




 


 


Le Palais Topkapi, palais des mille et une nuits, où planent encore les contes de l'orient, son harem aux pièces imposantes, où l'on imagine sans peine la vie des concubines, de la principale et de leur armée d'eunuques.

Palais Topkapi
 




Bosphore
Aya Sofia. Ancienne basilique devenue mosquée, actuellement musée, où cohabitent mosaïques de figures bibliques et versets du Coran. Imposante, magnifique dans sa sobriété.
Aya Sofia

Aya Sofia
 


 



Yeni Camii, fourmillante de vie et de retentissante de prières.

Yeni Camii


Plus on avance dans le temps, plus on se rapproche du 9 juin, plus les campagnes électorales prennent de l'ampleur. Cortèges de voitures et parfois même de cars entiers chargés de partisans qui déambulent dans les rues, enceintes hurlantes sur le toit, musique et danses traditionnelles dans une ambiance festive en plein cœur d'Istanbul, invitation au çay et discussions plus intimes, c'est à qui marquera le mieux, notre jeu à nous se résumant à tenter de deviner quel parti se cache derrière quelle stratégie, et à débusquer les partis les plus radicaux, peut-être celui du çay qui comptait parmi les invités le plus de têtes couvertes et de personnes âgées recroquevillées sur leurs sourires timides.


Corne d'Or et Galata


Le bazar est un vrai délice. Le souk jusqu'au fond des entrailles, un embrouillamini d'êtres, d'objets, d'odeurs, de cris à en avoir le vertige.




Grand Bazar
Les petits métiers, tout comme en Albanie, pullulent dans les rues d'Istanbul. C'est l'empire de la débrouille. Vendeurs de simit, maïs, ayran traînant, brinquebalant, leurs charrettes, cireurs de chaussures, aiguiseurs de couteaux, hommes-camions qui transportent cartons et paquets d'un bout à l'autre de la ville, hommes-sherpas qui croulent sous le poids de marchandises, livreurs de kebabs et de çay, dont nous observons le ballet incessant, dynamique, comptant les centaines de petits verres brique livrés au quatre coin du quartier.





Istanbul, c'est un enchantement pour les sens. Les yeux ne sont jamais assez grands pour tout absorber, les chants des muezzin se mêlent aux vendeurs qui essaient d'écouler à grands cris leur marchandise et aux campagnes sonores des futurs candidats, le nez est flatté dès l'aube par les fumets irrésistibles de viande grillée, jusqu'à la nuit, à croire qu'on ne s'arrête jamais de manger... et c'est à peu près ça.
Les tentations nous interceptent à chaque coin de rue, on mange peu mais souvent, il n'y a d'ailleurs pas meilleure façon de goûter à tout. Maïs, poulet et agneau grillé, brochettes de viande hachée à la mode Iskender-Urfa-Adana, ayranhumusmantisimitpidebörekbaklavasütlaç, biscuits aux amandes imbibés de sirop.... 
Il est grand temps de quitter Istanbul!




Sur la route longeant la côte de la Mer Noire, on se noie dans des forêts gigantesques. On y retrouve les parcs très prisés en Turquie, extrêmement bien aménagés avec des dizaines de barbecues, tables, abris et places de jeux, où des familles entières se retrouvent disséminées le dimanche. Et tous les jours de la semaine d'ailleurs! Aujourd'hui, ce sont les classes qui les ont pris d'assaut, fêtant la fin de l'année scolaire, imminente, dans un joyeux brouhaha et ballet de fumées. Et toujours, ces mêmes fumets entêtants de viandes grillées qui torturent les estomacs des gens de passage comme nous.

Une dernière baignade en eau salée. Une nouvelle mer, la Mer Noire, pas noire du tout, comme le soulèvent les filles.


Edirne. À un doigt de changer de pays, à une encablure de la frontière, on joue une fois encore les prolongations. Pas envie de quitter la Turquie. Allez, encore une petite journée.
Après la bourdonnante Istanbul, la paisible Edirne, petite ville authentiquement turque d'à peu près  150'000 habitants, nous séduit.
Edirne, l'ancienne Andrinople, à longtemps formé une étape sur la route d'Istanbul, que les caravanes, partant de Vienne, rejoignaient en plusieurs jours. D'où les magnifiques caravansérails qui parsèment la ville. Ancienne capitale de l'empire ottoman, elle servait aussi de base pour les campagnes annuelles du Sultan en Europe. Elle a hérité de par son statut, de somptueuses mosquées qui essaiment la ville. Les marchés couverts abondent, les prix sont ceux qu'on obtient à Istanbul après d'âpres marchandages. Ambiance bon enfant, détendue dans ces bazars.

On est vendredi, la ville est en effervescence, toutes les terrasses sont prises d'assaut par les turcs qui sirotent ayran et çay, avec leur dürüm tavuk ou du cigergi, du foie grillé. Le marché aux habits grouille de monde, les crieurs ébranlent les plafonds, un futur candidat aux élections s'y aventure, accompagné de sa troupe, pour faire campagne au milieu de la foule, sous les applaudissements de ses ouailles.
À l'heure qu'il est, nous y attendons toujours les trois jours de pluie violente annoncés sur la ville, dans un ciel clairement bleu, à peine bousculé par quelques nuages.


Edirne























Nous quittons ce pays magnifique, les dents du fond baignant encore dans le miel et le sucre. Quel talent! On ne peut qu'imaginer la vie douce des sultans du palais Topkapi, couverts de friandises par les meilleurs confiseurs du pays, la cour comptant autant de halvas exquis et différents que de princes couronnés, chacun ayant le sien.

 ***
On a découvert une Turquie résolument moderne, aux villes gigantesques et propres, aux maisons souvent bien entretenues, un pays qui malgré notre petite incartade sur sol asiatique nous donne l'impression de ne pas avoir quitté l'Europe. Aux côtés de cette modernité, les traditions restent fortes et imprègnent les campagnes et villages de montagne, l'intérieur des terres, de même que l'est du pays, comme le rappelle cette jeune femme de San Urfa, en vacances chez sa sœur à Kilyos, banlieue stambouliote, entièrement voilée et enserrée dans un délicat manteau long, qui nous rappelle les élégantes iraniennes, issue d'une famille de sept enfants, et qui s'exclame dans un grand rire, San Urfaçok bebekçok bebek, beaucoup de bébés. Le dépaysement devient en effet total lorsqu'on se dirige vers l'Anatolie orientale et aux frontières de l'Iran... trop éloignés pour ce voyage-ci, même si l'envie de partir à l'est plutôt que de retourner vers l'ouest nous démange. Maintenant que nous sommes si proches.... Il nous faudrait une deuxième année.

Après l'Albanie et ses micro-épiceries très attachantes, nous retrouvons des supermarchés gigantesques. Les pistes et routes cahoteuses ont laissé place à un réseau routier le plus souvent excellent. Les distances sont grandes, le pays très vaste, mais nous ne mettons pas plus de temps à nous déplacer que sur les petites routes des coins reculés de Grèce ou d'Albanie.

Nous retrouvons avec joie l'hospitalité et ouverture sur l'autre, toute musulmane.
Çay çay çay! Le rituel du çay est bien implanté. Que ce soit dans un garage, sur un parking de camionneurs, ou dans la rue, les invitations fusent. Avec toujours une curiosité aussi grande que le sourire affiché. Des moments d'échanges très sympathiques, des conversations à différents niveaux, parfois denses lorsqu'ils ont vécu en Allemagne ou en Belgique et nous offrent une langue commune, fatalement plus pauvre lorsque notre langage commun est le turc et celui des mains. Mais avec toujours autant de gentillesse.

Les filles ont les joues rouges à force d'être pincées affectueusement, elles n'ont jamais reçu autant de becs ni posé autant pour les photos. Les cadeaux continuent à pleuvoir. L'enfant, en Turquie, est plus que jamais le roi.

Ayant peu de temps à disposition, nous avons vécu la Turquie touristique, celle des magnifiques sites antiques et des plages, la chaleur aidant, celle des apéros à rallonge, celle des villes fascinantes... Un mois de vacances en voyage. Avec cette petite escapade de fin de parcours qui nous a mis du baume au cœur.
Les vacances, c'est aussi le camping. La saison a commencé, ils sont ouverts. Leur prix varie de 8 à 13 euros en moyenne la nuit, et nous permet, plus que jamais, de ressortir tables et chaises et laisser le jour filer paisiblement. Nous avons la plupart du temps trouvé de très petits campings familiaux, un bout de terrain sur lequel campe même la famille qui le tient, et n'avons dès lors pas cédé à la tentation du camping sauvage pourtant très couru en Turquie, surtout sur les plages, où se dressent chaque week-end les tentes de citadins venus faire la fête et passer du bon temps au bord de la mer. Pour notre plus grand plaisir, nous avons renoué avec le bivouac en Anatolie Occidentale, dans les villages et les parcs où les structures sont de toute façon inexistantes.

Difficile de résister aux tentations alors que la vie est si peu chère. Les attraits matériels ne trouvent pas de place dans le bus et se limitent d'eux-mêmes, mais les envies gourmandes sont plus difficiles à museler. À Edirne par exemple, 60 centimes le dürüm tavuk, sandwich au poulet accompagné d'ayran, 2,50 fr la porsyon, c'est à dire l'assiette de riz, poulet et salade, parfois même moins de 2 francs, dans les arrière-fonds du souk à Istanbul, 3 francs la boîte de 700 gr. de baklavas en confiserie, 50 centimes le süt misi, maïs grillé ou bouilli, 30 centimes le simit (pain rond au sésame), la boule de glace artisanale et le fameux çay turc.
Les petits boui-bouis de bord de route pullulent. Une table bancale et quelques tabourets. On y sert de l'excellente nourriture. Ni bio ni terra natura, il va de soi. L'ayran et le çay monopolisent le devant de la scène, tout comme les döner kebab, ces rouleaux d'excellente viande grillée, poulet ou agneau, qui embaument les rues des villes.

Nous avons été ébranlés durant toutes ces semaines par le contraste saisissant entre tradition et modernité. Deux groupuscules extrêmes, un islamisme fort en croissance, et un anti-islamisme tout aussi puissant de turcs sur qui plane encore le fantôme d'Atatürk et de toutes les réformes dont il est à l'origine. Un pays qui en quelques années a connu une croissance folle, un grand boom économique dans certaines régions tandis que d'autres vivent dans des conditions encore très simples, voire précaires. Des gens très accueillants, tournés vers l'avenir, soucieux de ne pas être victime de l'amalgame turc-musulman-terroriste.

L'école s'est réduite comme peau de chagrin avec les températures estivales de bord de mer. Congé de chaleur. Les ECR à blanc nous rassurent, l'école s'est faite autrement mais elle s'est faite, le programme, s'il en est, est à peu près bouclé. Le journal de bord est plus que jamais au centre de la classe, et ne connaîtra pas de vacances.
Nous avons de toute façon renoncé à attendre les journées maussades et les jours de pluie, qui ne viennent pas, ou lorsqu'on roule. Un bilan météo extrêmement positif sur ces neuf mois de voyage, si on excepte la fameuse semaine de Porto et écarte le froid, qui a été bien vif, mais appartient déjà aux passé.

Quant à Caracol, espérons qu'il continuera à caracoler avec autant d'enthousiasme et de fougue. Zéro ennui mécanique depuis notre départ, à part le store extérieur définitivement cassé et le frigo dont on peut largement se passer, avec une petite tendance au végétarisme par la force des choses, la viande supportant mal la fournaise de Caracol. Mais après le régime carné d'Istanbul... 
Les pneus, usés jusqu'à la moelle, ne feront certainement pas tout le voyage. 
Et si elle s'essouffle parfois sur les routes à quinze pour cent qui emprisonnent notre souffle, la brave bête a fait ses preuves sur les routes de montagne, un incontournable si elle veut rester parmi nous et continuer à se faire choyer.

Quand on commence à compter en semaines. C'est pas bon.
Cette fois ça y est. En quittant Istanbul, en tournant le dos à l'Orient, nous avons amorcé le retour.
Nos pensées, indisciplinées, passent parfois déjà les frontières, bien avant nous.
Et c'est sans aucun doute que ce magnifique pays, les magnifiques gens qui l'habitent, les traditions vibrantes des villages et la vie foisonnante des villes garde sa place dans nos coups de cœur. Des cœurs que la Turquie avait déjà gagnés en 2003 lors des quatre mois que nous y avions passé.