vendredi 3 juillet 2015

Bulgarie - Roumanie


BULGARIE

La Bulgarie. En coup de vent. Images et paysages défilent.
Des grandes étendues sauvages, piquées de villes post-communistes aux immeubles décharnés et sans âme, des petits villages vibrant de simplicité où piétons et chèvres se partagent le trottoir, un immense lac étirant ses bras dans les quatre coins du cadran, planté de tentes, caravanes et pêcheurs endimanchés pour un week-end au vert.

Pause lessive et blog dans un camping perdu dans la campagne bulgare. Petit coin de paradis, et un luxe tout nouveau: sanitaires propres, douches qui offrent davantage qu'un filet d'eau tiède, et même un petit restaurant local où il fait bon traîner, goûter aux limonades fruitées maison tandis que nous nous agitons autour de ce fichu ordinateur et subissons ses caprices comme à chaque fois que nous sommes sur le point de boucler le blog. Des photos disparaissent, des pans entiers de texte... Et il nous faut tout recommencer.

Le cadre pour ces coups de gueule virtuels aurait pu être pire, il est vrai, et la bouche pleine de spécialités bulgares, nous nous demandons si nous continuerons à aller boire un café à Lausanne, sachant qu'il nous coûtera deux salades bien rebondies et chargées de délices du terroir ou un plat local copieux de viande et de légumes.





À un jet de pierre du camping, Veliko Tarnovo. Une jolie ville dynamique, une forteresse magnifique qui offre une vue délicieuse sur la ville et les gorges alentour enserrées dans des collines boisées. Et partout, cette délicate odeur de rose bulgare qui embaume les ruelles pavées. Eau de rose, huile de rose, crème de jour et de nuit, savon, shampoing, elle se décline sur tous les temps, et serait même censée en effacer les traces et en atténuer les ravages.

Veliko Tarnovo
 





Cinq jours à peine après être entré dans le pays, on en sort déjà. Avec une promesse, celle d'y revenir. Les splendides montagnes du sud, dans le parc national jouxtant Sofia, savent se vendre et nous font déjà de l'œil dans les échoppes de la ville.

Nous n'avons fait que passer, avons immanquablement, après la chaleureuse Turquie, senti souffler un petit vent froid malgré la canicule ambiante. Nous sommes restés abasourdis devant la première voiture qui a planté sur les freins au passage piéton pour nous laisser passer, avant de finir par nous y habituer. Nous avons retrouvé les règles de circulation qui depuis l'Italie du Sud avaient éclaté, et avec elles, des agents de la route intransigeants et avons assisté à un ballet de dépanneuses emportant les voitures mal parquées. Nous avons découvert un petit pan de gastronomie locale, des produits frais et locaux délicieux mais une cuisine moins attrayante, plus lourde, plus fade où beurre et crème ont détrôné les bonnes huiles d'olive vierges et les herbettes méditerranéennes et égéennes. Ce qui ne nous empêche pas, avant de quitter le pays et ne sachant que faire de nos vingt derniers Lev (10 euros), de les écouler dans une ultime salade-party où anchois et poulet grillé se morfondent sur leur lit de crudités.



Ciel noir d'encre. L'orage éclate peu avant d'atteindre Rousse, à la frontière roumaine.
Rousse, déjà pas belle, plutôt laide, même, et davantage encore coiffée de ce ciel d'enfer. On traverse le beau Danube pas bleu du tout.

Rousse



ROUMANIE

Nous avions choisi deux régions, le parc national de Retezat et celui des Monts Apuseni, deux nouvelles contrées à découvrir, avant de rejoindre nos amis du nord de la Roumanie.
Nous sommes finalement restés crochés à un jet de pierre de Bran, dans le Parc National de Piatra Craiului et dans ses forêts touffues sorties tout droit des contes de Grimm, où on fricote à la fois avec les ours, le loup du petit Chaperon Rouge, l'ogre du Petit Poucet et Dracula.
Et un seul, constat, après ce nouveau séjour en Roumanie: nous en sommes toujours aussi passionnément amoureux!

Perché sur un promontoire rocheux, hérissé de tourelles, surgissant d'une forêt touffue, le château de Bran.... ou château de Dracula, célèbre personnage légendaire de Bram Stocker, inspiré par un homme réel, de chair et d'os, prince guerrier du XVe siècle, à la cruauté insoutenable, qui a engendré une terreur bien réelle elle aussi: Vlad Tepes, alias Vlad l'Empaleur, fils de Vlad Dracul, qui peut se traduire en roumain par "diable" ou "dragon".


Bran, château de Dracula
 






Après le château de Dracula, cap sur Zarnesti, petite ville étendue à l'entrée du parc national de Piatra Craiului.

Au bout d'une piste impossible, Magura, hameau figé dans le temps, perdu dans des collines boisées. Un petit air de Toggenburg, un temps qui paraît mort, des hommes titubant après les foins, dans un mélange de fatigue et de tsuica. Les charrettes supplantent les voitures, les aînés sont vraiment âgés, fanés même, le dos courbé sous le poids des ans, mais avec ce petit quelque chose de pétillant dans l'œil qui leur rend légèreté et candeur. Les maisons en bois sont magnifiques, les toits en bardeaux coquets, la journée est aux foins, toute la famille s'y met, tous les âges s'en mêlent et s'emmêlent, le village brasse, tourne et retourne, les fourches dansent, le foin vole. Le soir, la détente, des démarches hésitantes, quelques molécules de tsuica pour délester la journée de ses fatigues.
Belle nuit sur ce plateau paisible où seuls le chants des coqs, les bêlements des moutons et notre vache voisine remuent les étoiles.

Magura






 








Jolie balade dans les pâturages et bois environnants. On y croise des troupeaux de moutons, des chiens de bergers rageurs et baveux au cou cerné de lourd colliers anti-loups aiguisés en pointe, des crottes d'ours toutes fraîches qui déclenchent en nous une petite flambée d'adrénaline alors que nous nous frayons un chemin dans la forêt épaisse... et une vue splendide sur le haut plateau.
Pause obligée -les habitudes s'installent- à "la Ciocolatta",  petite boîte de tôle ondulée qui fait office à la fois de bar et d'épicerie, où l'on suit à chaque fois avec admiration les prouesse des poivrots qui parviennent contre toute attente sains et saufs bien que chancelants, au bas du petit sentier de terre.







 "La Ciocolatta"



Le soir-même, nous volons impatients à notre rendez-vous. Une piste interminable dans la Camel Trophy d'allemands vêtus couleur safari, armés de Nikon qui tiennent davantage du télescope que de l'appareil photo, avec Nelu, garde faune, pour l'expédition ours. On se sent plus que jamais ridicule avec nos habits colorés et notre petit appareil pocket.
Il nous a fallu la journée pour convaincre Loïse, chez qui même un simple chat réussit à déclencher une crise de panique. La piste court, déferlante de verts, elle s'enfonce toujours plus profond. Treize mille hectares à sa charge, et une cinquantaine d'ours. Une petite cabane, une grande fenêtre, et, en contrebas, un premier ours qui se gave de biscuits, chocolat et maïs que Nelu pose chaque jour, pour les appâter. Mieux que les ours de Brasov qui fouillent les poubelles, mais pas encore tout à fait vrai. Il manque le petit frisson, la surprise de la rencontre, le hasard qui fait les choses, bien, mal, ou ne les fait pas.
On vit néanmoins deux belles heures d'observation, voyant défiler tantôt un mâle déchaussant sa mâchoire à force de vouloir se défaire en vain de cette bouillie de maïs collante, tantôt un autre colosse, plus âgé, plus gros, chassant le premier, tantôt une ourse de quatre ans accompagnée de son petit de l'année précédente. Cousin du grizzly, l'ours de Roumanie impressionne avec sa bande de muscles tressautant sur ses épaules à chaque mouvement. Avec une certitude au terme de ce moment enchanteur: si notre envie de rencontrer l'ours en vrai lors d'une balade est toujours intacte, nous ne souhaitons en aucun cas tomber sur un ourson dont le cordon pourrait nous conduire à cette énorme masse de fourrure noire que le petit appelle avec sans doute beaucoup d'amour " maman". 







 

Le lendemain, après une nuit peuplée d'ours, nous prenons le chemin de la Cabane Curmatura. Les quatre sacs à dos sont prêts, un habit pour la nuit, ni polaire ni sac de couchage, nous partons comme des bleus, espérant vivement qu'il y aura une petite place pour nous la nuit prochaine.
Aucune chance de buter sur une quelconque bête sur ce sentier bondé qui s'enfonce dans de belles gorges, qui plus est un dimanche. Des panneaux nous rappellent la faune sauvage abondante dans le parc. Les forêts, infinies, nous en convainquent.

Deux trois cailloux qui dévalent un petit ravin entre deux rochers, les yeux qui nonchalamment se lèvent à la recherche d'un merle, ou d'un chevreuil... le regard qui soudain se fige, la voix qui peine à sortir: un ours, ou plutôt un ourson, petite boule de peluche tremblotante qui cherche une échappatoire, glisse, roule, reprend pied, fuit le long de la falaise pour s'enfoncer finalement dans la forêt obscure. Et nous, un œil vissé sur la boule de poils effrayée, un autre balayant les alentours à la recherche d'une éventuelle maman et couvant les deux filles qui s'agitent et commencent à paniquer, et dans toute cette confusion, la main qui fouille le sac, tente d'allumer l'appareil, de fixer cet instant sans rien en perdre in vivo. Résultat: la fuite de l'ourson happée dans un flou très peu artistique, mais dans la tête une poignée d'images très nettes, très belles, de ce poupon poilu de quelques mois.




La fantastique nature roumaine grouille de vie. Les Carpates affichent la plus grande concentration de grands carnivores d'Europe. Grâce à ses vastes forêts intouchées, mais aussi une des seules conséquences heureuse de la mégalomanie de Ceausescu qui s'est gardé le privilège de la chasse au gros gibier, notamment l'ours. Environ soixante pour cent des ours bruns d'Europe ont trouvé refuge dans les forêts et montagnes roumaines, soit environ 5500 bêtes.

La Cabane Curmatura est perdue dans un océan de verts, au pied de Piatra Craiului, le grand rocher. Belles ambiances de montagne, fumet appétissant de soupe et saucisses lorsque nous arrivons. Qui plus est, de la place pour notre plus grand bonheur.
Chouette soirée sous un ciel noir d'encre percé d'éclats lumineux, à regarder les orages graviter autour de nous. Ragoût de pommes-de-terre saucisses et salade de betterave rouge au coin du feu.


Cabane Curmatura, PN Piatra Craiului




Le temps est instable, ça et là des percées bleu ciel. Et c'est parti. Les filles sont impatientes de grimper le Craiului et se tenir aux câbles. 
Superbe mais rude journée, longue marche sur les crêtes en terrain difficile. Le Rifugio Rosso nous accueille alors que le ciel se déchaîne au-dessus de nous, la toile de fond zébrée de fils électriques qui se déplacent en un merveilleux arc-de-cercle autour du refuge "sans lâcher sur nos têtes une seule goutte", nous exclamons nous crânement alors que tonne le ciel de partout. Les éléments nous rattrapent une heure plus tard dans la descente, alors qu'on ne les attendait plus, tous ligués en une explosion magistrale de lumière, tonnerre et grêlons parfois aussi gros qu'une bille. Petit moment de panique chez les filles. La suite est boueuse, glissante, et c'est fourbus que nous arrivons vers 18 heures à la cabane, accueillis comme des rois par des montagnards inquiets. Calme après la tempête. Bien-être. Chaleur de la cabane. 



























Il reste deux heures de marche pour gagner Caracol. Pas besoin de caracoler longuement pour décider d'un commun accord qu'une deuxième nuit s'impose. Pour goûter à la mamaliga cu branza y smantana du chalet, reprendre quelques parties endiablées de Uno, trinquer au goûteux Viscinata pour l'anniversaire d'Emmanuelle par delà les Carapates et les Alpes, d'Alex le roumain et de Georghe dont la croix piquait le sommet du Piatra, heureux centenaire ce jour-là. Et pour simplement se réveiller une nouvelle fois dans cette montagne baignée de lumières changeantes, au-dessus de cet infinité d'arbres, dans cet air glacé et revivifiant du petit matin.




Cap sur Sighisoara.
Nous apprenons à nos dépens qu'en Roumanie, il vaut mieux ne pas sortir des routes principales. Même les secondaires, les oranges, pas les blanches, bien sûr! Succession de nids de poule, déformations, fissures, entrecoupées de trêves à l'abord des villages, qui multiplient par trois le temps passé sur les routes. Les nombreuses cigognes, perchées dans leurs nids, entourées de leurs cigogneaux, jettent un peu de baume sur ces déplacements.


Petit détour par les collines verdoyantes du plateau Tarnave ou pays saxon, où des magnifiques églises fortifiées surgissent soudain au détour d'un chemin. Des villages suspendus dans le temps comme Viscri, 450 habitants, aussi rustique que possible, où les vieilles dames tricotent encore sur leur banc devant les maisons colorées, où vagabondent des vaches et chevaux, où caquètent et glougloutent poules, dindons et dindonneaux, au milieu des enfants roms qui tapent le ballon. Les rues sont larges, les gens conversent sur le pas de porte. Ça et là, on aperçoit encore quelques yeux bleus, cheveux clairs, on entend parler allemand. Mais il n'y a plus guère de Saxons, retournés massivement en Allemagne après la révolution en 1990. Une majorité de roms se sont installés dans les jolis villages abandonnés.
Viscri et d'autres magnifiques villages saxons comme Biertan, sont sous la protection de la Mihail Eminescu Trust, association dont le Prince Charles et le moteur, qui non seulement finance l'entretien des églises, préserve les maisons médiévales, mais invite aussi la population rom à participer à l'industrie artisanale du village.




Viscri











Sighisoara. On retrouve dans cette cité des souvenirs d'un autre voyage estival à vélo, il y a neuf ans. C'est une ravissante petite ville entourée de remparts, sillonnée de ruelles pavées bordées de maisons colorées. Les vieilles bâtisses, aux toits de tuiles pentus dégringolant jusqu'aux cafés et échoppes ont été joliment rénovées mais ont perdu le charme décadent que leur conféraient les façades craquelées à la peinture écaillée.
C'est à Sighisoara qu'est né, en 1431, le fameux Vlad Tepes, alias Vlad l'Empaleur, qui a inspiré le personnage de Dracula.

Sighisoara



Un nouveau petit détour au cœur du pays saxon pour visiter le village de Biertan. Les hameaux traversés sont encore une fois majoritairement roms, les rues de terre et de boue sous l'orage grouillent de monde et de vie, de couleurs, les gens vivent dehors, les maisonnettes aux tons vifs sont modestes mais charmantes, les femmes paradent en robes éclatantes et fichus lumineux.


Biertan.
Son imposante église fortifiée dominant la place bordée de maisons aux teintes chaudes, étincelantes dans la lumière d'orage.
La valeur du trésor que l'on imagine, derrière une porte monumentale à la serrure extraordinaire commandant 19 verrous, qui remporta la médaille d'or à l'exposition universelle de Paris en 1900. 
Les lits gigognes saxons, très anciens, lits à tiroirs magnifiquement peints, qui invitent à la sieste.
La vie qui s'écoule, paisible, dans les rues du village.

Biertan










Au fil du chemin, l'allemand laisse place au hongrois sur les panneaux, les têtes changent, les villages perdent leurs couleurs, les rues se vident, les charrettes se raréfient. On gagne à nouveau la chaîne des Carpates, les forêts denses, et les lacs salés encastrés dans un fouillis de végétation.

Sovata. Le Lacul Ursu, Lac de l'Ours, le plus célèbre, et le Lacul Aluni, dans lequel nous plongeons, après grande hésitation, au vu des teintes brunâtres et mouchetées d'algues épousant la surface. Peu ragoûtant, mais ses eaux héliothermiques (25 degrés en surface, 30 aux pieds) aux vertus thérapeutiques confirmées ont fini par nous convaincre... enfin presque tous.

Sovata







Cap sur la Bucovine, vallée splendide que nous sommes impatients de retrouver.
Petit détour par le Lac de Colibitsa pour une brève pause baignade ratée. Les accès sont privés, le temps manque, nous nous contenterons de l'admirer de loin, avant de rejoindre notre route par sept kilomètres de piste douteuse.

Lac de Colibitsa



Et enfin, Ciocanesti, la tant attendue, l'incontournable, le seul détour obligé du voyage, la seule destination, avec Satu Mare, inscrite à l'encre noire sur notre carte vierge avant le départ.



Ciocanesti. En Bucovine. Une des plus belles vallées de Roumanie, avec ses maisonnettes ceintes de dentelles personnalisées, à l'effigie de chaque famille, fumantes dans cette fin d'après-midi prisonnière de l'hiver.



Ciocanesti, où nous attend notre extraordinaire Vladimir, inchangé, " les bisons restent des bisons". Vladimir que nous avions rencontré douze ans auparavant, grâce à un couple de camping-caristes qui nous avait arrêtés dans la descente du Prislop, nous vantant déjà le bonhomme, que nous avions rejoint fourbus dans la nuit, après des kilomètres s'étirant à l'infini sur une route cabossée. Et avec qui nous avions passé une semaine inoubliable.



Ancien ingénieur en aéronautique, bon poste et bon salaire, il a du jour au lendemain abandonné son travail pour revenir à une vie plus simple, au village. Il s'est reconverti dans le maçonnage et a créé et rénové pendant des années les dentelles murales des maisons traditionnelles. Il a finalement ouvert une pension, et à 65 ans, gère tout seul la maison. Accueil, ménage, cuisine, service, lessive, bricolage, il jongle entre toutes ces activités, dans son petit coin de paradis, parle couramment français, anglais et russe, et est véritablement rayonnant quand il passe une soirée avec ses convives qu'il accueille comme des rois, un verre de tsuica à la myrtille au centre des conversations qui se bousculent sur la terrasse, autour de la grande table qui invite les gens à se rassembler. Nous y passons des soirées inoubliables comme toujours, à philosopher avec un Vladimir plein de sagesse, en plein tournant et en pleine réflexion sur la liberté et la question d'être ou ne pas être attaché. Envie de large, envie de changement.

Chez Vladimir à Ciocanesti



Un repas gargantuesque qui nous donnera la couleur des soirs qui suivront. Ciorba radauteana en entrée, accompagnée comme c'est la tradition en Roumanie de vinaigre, crème fraîche et émulsion d'ail, poivrons farcis à la viande et au riz, mamaliga, bolets à la crème, et un magnifique gâteau aux abricots et cerise pour le dessert. Les produits sont frais et goûteux, et viennent pour la plupart des paysans du village.


Ciocanesti. De ces villages où il n'y a ni laiterie, ni boucherie, chacun étant auto-suffisant avec sa vache, ses cochons et ses poules. De ces villages où l'on voit encore pendre les fromages qui sèchent, où les odeurs de confitures embaument les ruelles, où vagabondent les senteurs de foin et de purin, des dames âgées qui tiennent à peine sur leurs jambes mais pédalent quand-même, un bidon de lait accroché au guidon, de ces villages où l'on croise plus de charrettes que de voitures.














Cinq degrés pour sauter à pied joint dans l'été, un éclat de soleil, vague promesse de beau temps, malgré une exécrable prédiction météo, que nous faisons taire aussitôt, non, c'est le premier jour de l'été, on en a déjà eu deux mois, d'été, il va immanquablement faire beau!
Départ en charrette, lourdement lestés de pommes-de-terre, viande, chaudron et couvertures, sans oublier the chapeau -celui qu'on sort pour les grandes occasions, celui qui rappelle tant de bons souvenirs- pour une balade barbecue sur les crêtes des Carpates. Des courbes plus douces qu'à Piatra Craiului, des forêts à perte de vue, autant d'ours et de loups si ce n'est plus, quelques bergeries égarées sur les crêtes.






Une jolie montée dans la moiteur d'avant la débauche, ramassage de bois pour les grillades, accueil plutôt mouvementé par les chiens de bergers baveux aux colliers cloutés, le nuage gris de pluie au loin que nous regardons d'un œil distrait parce que non, il ne geindra pas au-dessus de nous.... puis les premières gouttes. Un barbecue comme on en fait rarement, sous une pluie obsédante, transpercés, fumants sous la chaleur du beau feu que Giorgiu a réussi à allumer, avec du bois mouillé. Mici, côtelettes et frites bruissent dans un litre d'huile, et tandis que les unes se  réchauffent autour du feu, d'autres s'échauffent autour d'un litre de tsuica à la myrtille et de deux litres de bière. Sans nul doute les meilleures frites qu'on n'ait jamais mangées, le tout dans une joyeuse ambiance!















Le retour est froid est pluvieux, sur des chemins de crêtes léchés par le brouillard, au travers de chèvres, moutons, vaches et hordes de chevaux libres qui nous accompagnent dans une course folle, crinière au vent. Il y a neuf ans, les bergeries étaient très chiches, une masure en bois laissant passer l'air, une planche de bois faisant office de dortoir, un grand feu au milieu pour le balmus, grosse "chaudronnée" de polenta au fromage d'alpage et à la crème qu'on brasse avec une énorme cuillère en bois. L'année dernière, à côté de chaque bergerie a poussé un petit chalet en bois, avec enfin un minimum de confort pour les bergers. Dortoirs séparés, chaleur, salle de bain avec douche et toilettes. Les temps ont bien changé.








La descente, toujours pluvieuse, se poursuit sur le Monsatère de Sainte-Croix, où nous avions rencontré il y a douze ans un moine magnifique. Et tandis que nous continuons à philosopher avec Vladimir sur " être ou ne pas être... attaché", notre carrosse gagne gentiment le vallon de Ciocanesti pour la pause traditionnelle au bar du village, où les uns continuent avec la bière tandis que les autres se jettent sur des chocolats et cafés fumants. On est dimanche, le bar déborde d'hommes en chapeau en train de taper le carton ou de plaisanter dans une ambiance bon enfant... Jour de repos bienvenu après et avant les prés qui attendent encore d'être fauchés.


Le soleil est de retour. La chaleur aussi, sur fond d'air revigorant des montagnes.
La Bucovine est truffée de monastères splendides, aux façades entièrement couvertes de grandes fresques colorées qui racontent la Bible, la rendant accessible aux illettrés. L'appel à la prière, tambourinement entraînant et plein de résonance et les lentes psalmodies des nonnes en prière rendent les lieux vibrants de vie et de spiritualité.

Voronet. Le "Bleu de Voronet", célèbre dans le monde entier, crée à base de lapis-lazuli. 
Un monastère bleu, magnifique, qui raconte la genèse, le jugement dernier, le paradis et l'enfer.

Monastère de Voronet



Le Monsatère d'Humorolui. Les teintes rouge-brun dominantes. Les murs, imposants, chargés. Les miracles de Saint-Nicolas. Et de nouveau, le jugement dernier, la balance qui soupèse nos actions, bonnes et mauvaises.

Monastère d'Humorolui






Le Monsatère de Moldovitsa, où nous tentons de récupérer en souvenir le martèlement des sabots des chevaux dans les brumes matinales, le lit profond de la vieille dame qui nous avait accueillis pour la nuit douze ans auparavant, les odeurs de pommes-de-terre grillées sur le feu de bois qui crépite.
Et encore une fois le Jugement dernier, les diables qui traînent par la barbichette les pêcheurs en enfer, et nous racontent, autant que l'enfer et le paradis, le contrôle sévère de ses ouailles et de leurs actions par une église toute puissante et omniprésente.

Monastère de Moldovitsa




Le soir, nous retrouvons Vladimir, les amis roumains remués après avoir été attaqués et mordus par une dizaine de chiens de bergers agressifs et affamés.

Chez Vladimir, l'envie de bouger meurt avec le soleil qui rayonne à nouveau sur le pré, les petit déj plantureux qui nous mènent en un clin d'œil à la mi-journée, le café qui suit le dîner qui lui suit presque immédiatement le café qui suit le petit déj. On se sent comme à la maison, on refait le monde, on philosophe avec notre grand sage, et on salive déjà devant l'excellente marmelade de cerises qu'on goûtera le lendemain.
De ces journées qui s'étirent jusqu'à la nuit.





Vladimir ne serait pas Vladimir sans ses trois chiens. Baruso, le vieux, le sage, qui en octobre dernier est devenu la maman attentionnée de la petite Pufolytsa, trois mois, alors que sa vraie maman était dévorée par quatre loups devant la maison, en plein nuit. Et enfin, Mouton, LE mouton de Vladimir, trois ans, son chouchou avec qui il partage tout, frère aîné de Pufolytsa.
Libres comme le vent. Modèles incontestés de Vladimir dans ses pérégrinations shakespeariennes.

Pufolytsa
Mouton
Baruso
Une dernière balade dans la profondeur des forêts, où il est si simple de se perdre, sur les alpages qui nous projettent manu militari en Suisse, doux mélange entre les crêtes jurassiennes et les plateaux grisons.








Et il est déjà temps de quitter Vladimir et cette vallée enchantée. Les filles ont beaucoup de peine à partir, veulent rester là-bas "pour toute la vie", ou, à défaut "encore un jour". 
Nous aussi, mais nous savons que nous y reviendrons, c'est sûr, et lui disons donc "LA REVEDERE!"

Il est temps d'ailleurs de partir...


Une route impossible nous mène au Col du Prislop. Vladimir attend toujours qu'elle soit refaite, ce qui lui amènerait plus de clients, parce que pour l'heure, les gens préfèrent faire un détour pour rejoindre les églises peintes de la Bucovine plutôt que de subir cette bande d'asphalte trouée. Un exemple de gestion typiquement roumaine, nous assurent les locaux. L'union européenne avait décroché les fonds pour la rénovation de cette route, mais la moitié de l'argent s'est évanoui dans la nature tandis que l'autre moitié a été mal gérée par une entreprise malhonnête qui a rapidement et grossièrement rebouché les trous empochant bien plus que ne valait réellement le travail accompli.

Col du Prislop

Maramures.
Le Maramures. Sans doute une des vallées les plus traditionnelles de Roumanie. La nature est moins sauvage qu'en Bucovine, mais la vie y est suspendue entre deux âges. On vit les récits de nos grands-mères, on voyage dans le temps. Les rues prennent des airs de musée, les outils et costumes ressurgissent du passé, la vie s'y déroule, paisible, comme autrefois. Les maisons sont très belles, en bois, tout comme les nombreuses églises dont les clochers étroits surplombent les villages. Les portails sont gigantesques, et parfois très anciens. Mais pas de Prince Charles ici pour sauvegarder le patrimoine. Les premières maisons modernes aux teintes vives poussent entre les chaumières.

Bogdan Voda.
Le Maramures en coup de vent. Les sens en effervescence, le goût au sommet.
Happés au passage par une institutrice au sourire timide et aux mains rêches qui nous invite à dormir devant sa pension. L'envie de connaître la cuisine traditionnelle de la vallée. Un voyage tout en saveurs dans les traditions, avec les karnits, saucisses de porc à l'ail recelant toutes les odeurs de la campagne. Chaque famille qui possède un cochon le charcute peu avant Noël. Épicé, apprêté avec beaucoup d'ail, longuement fumé, autrefois conservé dans la graisse du cochon, aujourd'hui congelé. Un régal! Une saveur exceptionnelle, un goût corsé, et l'impossibilité de s'arrêter quand on commence à déguster.
Le zakuska du petit déjeuner, caviar de poivrons, de tomates, d'aubergines et d'oignons délicieusement épicé, est lui aussi exceptionnel, tandis que le vertige nous gagne à mesure que la table se couvre de saucisson, fromage frais, le tout fait maison, concombre et poivrons eco du potager, sans oublier les œufs des poules du jardin. Alors que nous nous apprêtons à partir arrivent encore les crêpes et leur ballet de confitures maison, avec au centre, royale, l'excellente marmelade de "gratte-à-cul".
Un hymne aux produits du terroir, natural et frais, généreux et corsés, qui nous rappelle l'affolement des sens devant la cuisine du Pélion, en Grèce.





Ieud, et la plus grande église catholique en bois de Roumanie.




Sa biserica de lemn, jolie église de bois classée à l'Unesco.



Et toutes ces images, happées au passage, ces brins de conversation sur les pas de porte et seuils des biserica.
Les vieux en gilets de mouton et chapeaux haute forme, assis sur les bancs devant les splendides portails en bois.
Des dames fanées en fichu et jupes amples, sans âge, à la fois marqués par le temps mais lestes comme des jeunes filles.
Une grand-mère penchée au-dessus de la rivière, qui brosse et frotte son linge.
Des charrettes lourdement chargées qui rentrent des foins.
Et partout, des sourires, des poignées de main, en roumain, en anglais, en italien, en français, qui nous rappellent que la vie est dure, greu greu, que le travail, oh oui, il y en a, ce n'est pas ça qui manque, mais c'est l'argent, qui manque. Alors on fait des sacrifices. On travaille à l'étranger, on laisse la famille, on se retrouve en été, et ça fait douze ans que ça dure, mais c'est comme ça, c'est la seule solution pour vivre.
Des enfants en bonnet qui se poussent et chahutent en charrette
D'autre enfants, intimidés, qui poussent leur brouette. L'école et finie. Trois mois de vacances.
Un peu plus loin, un cortège funèbre, tout le village vêtu de noir, les drapeaux, les fleurs. La foule.
Des arbres, devant les maisonnettes, certains chargés de casseroles, et qui crient à qui veut l'entendre qu'il y a une fille à marier dans la maison.
Encore plus loin, un autre cortège funèbre, et soudain le mort, pâle et immobile dans son cercueil, à hauteur des yeux alors que nous ne faisons que passer.

Ieud







Petit détour par le Monastère de Barsana. Même l'église est aux foins. 


Sãpânta.
Petit village au charme tout pastoral, les champs piqués de meules de foin.
Une église en bois. Des croix, des jeunes, des vieux qui reposent en paix, enfin pas tout à fait, la foule qui erre entre les tombes, bien vivante celle-là, à la découverte de ce souffle de joie, insolite en ces lieux, qui supplante la tristesse de la séparation. Un cimetière pas comme les autres. L'oeuvre du célèbre sculpteur et poète Ion Stan Patras, qui a décidé de célébrer la vie en parlant avec humour de celle du défunt, et qui dans le même temps nous éclaire sur les traditions de la vallée... et les ravages de la tsuica!
Cimetière joyeux, Sapantsa




Et enfin Satu Mare. L'autre incontournable du voyage, où nous retrouvons Babi. L'histoire de la rencontre est belle. Douze ans auparavant, engagés sur une route étroite et terrible, à la circulation insensée, bordée de croix mortuaires, nous renonçons et regagnons Bolzano. Le lendemain, il nous faut trouver une astuce pour éviter cette route. La télécabine de la ville nous offre cette opportunité, de même que le troc d'une route facile mais dangereuse contre un chemin de montagne interminable, aux lacets et courbes pentus injectant un bon dénivelé dans nos mollets. Toujours est-il que nous rencontrons dans la télécabine un touriste autrichien qui, sachant que nous allons passer par la Roumanie, nous parle d'une amie de sa femme qui pourrait nous accueillir à Satu Mare. Et c'est ainsi que nous nous retrouvons chez l'extraordinaire Babi, amie du mari de l'amie de sa femme, pour une semaine d'amitié qui dure encore. Une belle histoire qui a commencé... dans une télécabine de Bolzano.

Chez Babi, Satu Mare

Babi, une femme remarquable, qui a fait des études de communication et, une fois le master en communication managériale et ressources humaines en poche, continue, à côté de son travail prenant pour la Casa de Cultura, où elle organise festivals de musique, concerts de jazz, rock, et conférences, de s'occuper de la vieille maison familiale à la campagne, de son gigantesque jardin, de ses vignes et de ses fruits. Elle prépare son beurre, ses conserves, ses confitures, son vin, son cognac. Un pied dans la vie trépidante et moderne de la ville, un autre dans les traditions et la paix du village. À la fois une habitude de vie et une nécessité pour mieux vivre. "Il est nécessaire d'avoir les deux pieds sur terre, et de voir comment on peut faire pour vivre bien.
J'aime vivre simplement."
Nous profitons pleinement de ses talents multiples, à commencer par ses dons de pâtissière, avec un gâteau aussi beau qu'excellent pour fêter nos retrouvailles.


Sa maison de campagne à Viila Satu Mare est pleine de charme. Le sol est en terre battue, les murs de terre sont blanchis à la chaux. Babi y a grandi avec ses deux sœurs jusqu'à l'âge de dix ans avant de s'installer à Satu Mare. Ses parents y vivaient encore il y a quelques années, de mars à octobre. Deux petites pièces, froides en hiver, fraîches en été, ni salle de bain ni toilette, un cabanon à l'extérieur pour les besoins. Dans le village, des grandes familles vivent encore dans des maisons plus petites que celle-là. Autour, un immense jardin potager, des arbres fruitiers, beaucoup de maïs et des vignes.

Les framboises et les cassis sont doux, la journée aussi.









Elle se termine par un bain de foule à la fête de Satu Mare, où nous plongeons dans la musique populaire, les danses modernes et tsiganes et les traditions et spécilaités présentées par chaque village du département.




Magnifique et chaude journée chez Gigi, patron et ami de Babi, dans un bruissement d'ailes et un bzzzzzzzzz entêtant. Ça fait plus de dix ans que nous savourons son miel. Ce jour-là, nous réalisons tout le travail qu'il y a derrière. Celui des abeilles, titanesque, mais aussi celui de Gigi, considérable avec ses innombrables ruches. Encore un de ces surhommes qui mène de front une carrière à la tête de la Casa de Cultura à Satu Mare, et sa passion pour les abeilles. 
Son miel est tout simplement divin, qu'il soit d'acacia, de mille fleurs ou de colza, on se régale. Le miel chaud dégoulinant des rayons nous enchante, la journée aussi... une belle occasion de faire l'école sur le terrain. 
Tout sur les abeilles de Gigi, sur le blog des filles ou sur www.zoe-loise.blogspot.fr











Petit détour par le quartier post-communiste où se trouve le bureau de Babi et Gigi, avant une dernière visite au magnifique Château de Carey. 






Le temps passe vite chez Babi, on la regarde faire son beurre, sa mayonnaise, les splendides tourtes, on goûte à son excellente cuisine du terroir, à base des produits simples mais savoureux de son village, où l'on retrouve le vrai goût des aliments, on savoure son admirable vin, on parle, on échange, avec toujours le même thème, récurrent en Roumanie: la difficulté de bien vivre, la nécessité de partir, les nombreux amis, la famille, les connaissances expatriés, qui se soumettent souvent à de gros sacrifices pour pouvoir vivre décemment.
Au moment du départ, les filles s'accrochent, nous aussi, on est bien. On s'en va, la tête pleine de nouvelles recettes de tourtes maison, les bras chargés de plaques à gâteaux, miel, confitures, crème au chocolat, salades, beurre, sirop, tsuica, cognac, jambon fumé.... Chez Babi, il vaut mieux ne pas trop montrer qu'on aime, car on se retrouve aussitôt lourdement lesté!
Nous nous en allons, encore tout émus de cette incroyable accueil et hospitalité.... toute roumaine!

Petite ombre dans le ciel imperturbablement bleu. Première friction avec la police, en stationnant à la va-vite, comme tout le monde d'ailleurs, devant le marché pour acheter quelques tomates. Entre deux cent et quatre cent euros d'amende, nous disent ces hurluberlus. Nous voulons parler au chef. Ceci suffit à les dégriser... et ils nous laissent partir.

Voilà! Nous sommes le 2 juillet 2015. Les écoles ferment, le voyage se termine.
Commencent demain nos trois semaines... de vacances!

Cap sur la frontière hongroise, à un jet de pierre de là.